jeudi 20 janvier 2011

Tout commence… ainsi



« La vie d’un homme est une très longue histoire
où la naissance n’est qu’un épisode. » 
Claude Edelmann 



Un jour, le cœur et le corps de la femme furent envahis par un désir : celui d’être mère.
Certes, le couple en avait discuté à maintes occasions sans jamais se décider. Il fallait d’abord qu’il existe professionellement et socialement. Un enfant ne se fait pas à la légère !
Après des mois, des jours de vie commune, un frisson parcourut madame.

« Et si nous avions un enfant ? Un petit être que nous chéririons ! »

L’idée fit son chemin, devint un but sans lequel leur vie n’aurait eu aucun sens.
Oui, ils allaient faire un bébé, un vrai !
Elle ne prit plus la pilule.
La nouvelle se répandit très vite au sein de notre communauté. Plus de danger !

La pilule s’avère une invention diabolique pour les ovules. Ces petits cachets contiennent une hormone de synthèse appelée oestroprogestative. Dans la nature, ce phénomène apparaît lorsqu’une femme est enceinte. La progestérone l’empêche d’être à nouveau fécondée. Absorbée, la pilule bloque temporairement la ponte de l’ovule, la nidation et la pénétration de nouveaux spermatozoïdes. Autant dire, que nous étions en pleine guerre !

Au départ, nous étions trois cents ovules se préparant pour la grande aventure. Ce nombre avait bien diminué. Beaucoup d’entre nous avaient été emportés par le grand fleuve de sang du vingt-huitième jour. Chaque fois, les plus vieux ou les plus malades se sacrifiaient.

Mais cette fois-ci c’était la bonne. Enfin, l’un d’entre nous pourrait rejoindre un des nombreux prétendants masculins. Le grand conseil se réunit.
Qui allait-il envoyer pour cette mission ? Un ovule en pleine forme, capable d’aller jusqu’au bout. C’était l’effervescence !

Ce fut moi, Ovaline, qu’il choisit.
Aussitôt, on me mit à l’écart dans une petite chambre rose : le follicule. J’avais quatorze jours pour me préparer. Petit à petit, je grandissais. Bientôt, je fus de la taille d’un pois. Je pouvais sortir de mon antre. La femme était féconde.

D’abord, je ne sus que faire. Mes cours me revinrent. Je devais me déplacer lentement vers mon lieu de rendez-vous. Durée du voyage : maximum trois jours. Devant moi, je vis comme une anémone des mers tropicales s’ouvrir. Je reconnus l’éventail du pavillon de la trompe. Mon chemin passait par là. La trompe, majestueuse, se dressait face à moi. Quel spectacle merveilleux ! Je ne le vivrais malheureusement qu’une seule fois. Légèrement orangée, elle me faisait signe.


«  Viens, viens ! Je t’acceuillerai comme un roi ».


Ces milliers de cils battaient sans relâche, créant ainsi un phénomène d’aspiration. Je me sentis attirer vers ce lieu magique où se déroulerait plus tard la grande rencontre. Elle se contractait en même temps augmentant de cette façon le phénomène d’attirance. Je n’était plus qu’un aimant polarisé sud et elle, nord. Il ne me restait plus qu’à calmer mon impatience. Je tuai le temps en me refaisant une beauté. Les déplacements vous fatiguent toujours un peu. Dépêche-toi mon jeune ami ! Je n’ai que vingt-quatre heures.

***




Je t’imagine en chemin…


Tu as quitté ta demeure Testicule, te voilà hors du pénis. Les instants de plénitude que viennent de vivre l’homme et la femme ont permis d’ouvrir la porte. Pour une fois, tu n’as pas fini ta course dans un préservatif. Effrayés par l’humidité vaginale, plusieurs spermatozoïdes fuient. Ceux qui restent mourront dans les vingt-quatre heures suivantes. Heureusement, vous êtes des millions. Pourtant, il n’y aura qu’un seul élu : Toi.

Avec tes compagnons, vous avancez à la vitesse de deux millimètres par minute. Vous commencez l’ascension du col de l’Utérus. Sa fermeture signe l’arrêt de l’aventure. Aujourd’hui, la voie est libre. L’autre versant vous accueille dans un climat basique très agréable. Après une petite pause à la mémoire des nombreux absents, vous repartez. Les épreuves continuent. Vous devez remonter à contre-courant les deux tiers de la trompe. Cette traversée se révèle une véritable hécatombe. En tant qu’étrangers, le corps féminin vous traite comme tels.  Il vous déclare la guerre. Vous engagez une lutte acharnée contre vos ennemis : les anticorps antispermatozoïdes. Ils ont réellement tout d’anti, mais vous vous êtiez entrainé au combat. Vous vous montrez déterminés, impitoyables. Pas assez peut-être ! Les survivants de ces batailles titanesques poursuivent leur chemin. Ils en reste quelque milliers à ce stade. Vous voilà enfin dans la trompe.

Je me trouve dans le seul endroit favorable à la fécondation, son tiers externe. Vos têtes chercheuses corrigent la trajectoire. Vous voilà face à moi, impressionnés par ma grande taille. Mon noyau vous fait de l’œil. Vous aspirez à traverser la belle membrane dont je suis drapé.  Jusque là, vous aviez supporté des climats hostiles, des ennemis terriblement bien armés mais vous pouviez toujours passer. Maintenant, il vous faut franchir un mur.

Trois spermatozoïdes réussirent cet exploit. Les autres s’écrasèrent la tête dessus. Je suis machiavélique ! Pour attirer mon attention,  avec vos petites queues vous entammez la danse de la séduction. Rituel du fond des âges mais qui plaît encore aujourd’hui. Un seul d’entre vous doit grossir et s’unir avec moi. Ton charme et ton audace eurent raison de ma résistance, Spermatum 25068, tel est ton matricule de reconnaissance.

Nos deux noyaux fusionnèrent. Nous mîmes en commun, toi tes chromosomes paternels au nombre de vingt-trois, moi mes chromosomes maternels au nombre identique. Il y avait donc quarante-six chromosomes complets pour l’enfant à venir. Un œuf était né de notre rencontre.

Cet œuf allait progressivement se développer. Mais, pour l’instant nous n’y pensions pas. Trop heureux d’avoir chacun de notre côté réussi nos missions respectives. Nous avions été exact au rendez-vous. Détrompant les mathématiques, le miracle se produit : Un plus Un font UN.



***


Suite à la rencontre d’Ovaline et Spermatum 25068, j’ai pris conscience de mon identité. Désormais, je parlerai d’eux comme des souvenirs.
Je me présente : Morula.
J’ai choisi ce nom en raison de mon physique semblable à une véritable grappe. Ma grande connaissance du latin, me permet d’affirmer que ce terme veut dire mûre. Le fruit ! J’habite maintenant, un nouveau monde, la planète Utérus. Le climat idéal favorise mon épanouissement. Je me fixe donc définitivement sur sa paroi, pour me reposer de mon long voyage.

En effet, j’ai érré dans la trompe environ treize jours : une croisière touristique pleine de promesses. J’ai pu admirer un paysage splendide. Bercée par le mouvement des cils et des contractions du tunnel, je n’avais pas de soucis. J’ai appris la division.
Le principe est simple. Prenez une feuille de papier et coupez-la en deux, puis ces deux morceaux en deux et encore, et encore … Très vite vous aurez beaucoup de bouts de papier. Au rythme régulier d’une segmentation toutes les douze heures, j’ai fait exactement la même chose mais avec moi-même. D’une cellule initiale, j’en fis deux qui en produisirent quatre, etc, etc… La règle du jeu consiste à s’arrêter au nombre de soixante mille milliards de cellules. Ce chiffre correspond à un bébé à sa naissance. Impressionnant !

Aujourd’hui, j’en suis encore loin. Je fête mon vingt-et-unième jour. Je suis déjà une grande, presque cinq millimètres. J’ai la forme imprécise d’un haricot. Je me suis offerte un petit cœur, très efficace. Quel plaisir ! Je suis émue. J’ai également installé un véritable téléphone interne : le cordon ombilical. Cet outil, indispensable pour l’écoute, me permet également de me nourrir. Grâce à lui, je suis en contact indirect avec un univers étrange : le Dehors. Le Dehors vivent l’homme et la femme que j’appellerai plus tard papa et maman.

D’ailleurs pour la première fois, je leur fais part de mon existence. J’utilise un code bien précis. Ne pouvant vivre qu’à la température de 37°C (surtout dans les premiers mois), le thermostat féminin augmente légèrement. La fièvre inquiète la dame mais ne prouve rien.
Une femme fièvreuse n’est pas toujours une femme enceinte. Ce seul symptôme ne suffit pas pour me signaler.

Je suis bien dans l’utérus. L’endroit convient parfaitement à ma croissance. Je prend du volume. En conséquence, j’élargis mon habitation. Maman le remarquera très vite. Des tiraillements la dérangent.
Et puis, je me protège de l’extérieur. Un peu de chimie et la chose est réalisée. Prenez une dose de sécrétions vaginales, ajoutez y un peu d’acide et toute invasion microbienne est repoussée. Mieux que l’aspirine. Et de plus, c’est écologique.

Mes occupations pertubent la vie de maman. Une température interne élevée,  plus mes bricolages, la rendent malade. Il lui arrive d’avoir des nausées. Ou bien, lorsque j’augmente ma maison Utérus, j’appuie sur sa vessie. Du coup, les toilettes sont souvent occupées. Parfois, elle manque d’appétit. C’est grave ! Elle doit au contraire manger (pour DEUX !) disent ses amis.
Par contre, elle a des envies surprenantes comme des fraises en plein hiver. Je suis un petit monstre. J’embête tout le monde.
C’est mon premier mois d’existence.
Il m’en reste huit pour façonner mon image.

***

« Docteur, j’ai des crampes toutes les nuits. C’est très désagréable. »

Ça, c’est la voix de maman !
Elle se trouve chez le génial Dr Toutentoc. Il est exact, parfois elle souffre. Il faut bien l’admettre, j’occupe de plus en plus mon univers.

Au secours, au secours ! Que se passe-t-il ? Maman a trop chaud. Maman a soif. Maman serait-elle malade ? Non, elle va passer sa première échographie. Elle a du boire un peu trop d’eau une heure avant. Pour dilater sa vessie, délimiter le champ d’action des ultra-sons. Les ondes passeront par l’utérus et son habitant avant de retourner à leur source d’émission. Leur vitesse détermine la matière traversée. Ainsi, sur l’écran apparaissent, l’utérus, le sac ovulaire ( ma chambre ) et une forme vague ( moi ).

On va m’espionner. Qui suis-je ? A quoi je ressemble ?

Maman et papa, lorsque tout à l’heure vous verrez ma première photo, ne prenez pas peur. Mon nom n’est pas « Elephant man ». Ce n’est pas parce que mes oreilles sont sous ma bouche que je suis un monstre. Je n’ai pas encore installé de miroir, il y a quelques défauts de situation.
Ai-je dit que j’ai une langue ? Une vraie langue de futur bébé. Alors trop content de me montrer à vous, je grimace. Soyons franc, je vous tire la langue.
Ce plaisir, je me l’offrirai une fois dehors.

« Elle n’est pas belle ma langue ? »

Ce matin, je dévoilerai aussi quelques chiffres.
Ma taille, j’en suis fier. Après deux mois, je mesure trois centimètres.
Mon poids : trois grammes.
Mais le plus surprenant, dans cette petite chose, il y a déjà presque tout. En très petit, bien sûr ! Je pourrais serrer la main ou botter les fesses. Pieds et mains sont là avec tous les doigts.

Je gigotte également. Dans tous les sens. Ça y est je deviens mobile. Tous les jours, je fais quelques mouvements de gymnastique. Gymnastique utérale !
Des millions de petits êtres la pratiquent. Malheureusement, nous n’aurons jamais de fédération, jamais de compétitions, et monsieur le Baron de Coubertin, jamais de Jeux Olympiques. Dommage ! Aujourd’hui, je tiens la forme des grands jours. Celle où l’on se sent capable de battre des records du monde. Si,si !

Je me contente de bouger en solitaire, croisant les doigts, jouant avec mes orteils, frappant des mains au rythme de la musique du Dehors ou des battements de mon cœur, dont la formation est complétée. Côté gauche, côté droit, la révision le confirme :l’organe fonctionne. Plus tard, ce petit cœur sera un grand cœur capable de tomber amoureux. J’en ai la larme à l’œil. L’œil, ou plutôt les yeux, que je garde grands ouverts sur le monde intérieur de maman, sans pouvoir pour l’instant, lui faire un clin d’œil.

Heureux, déçus, surpris, émus, je vous laisse, chers parents, le choix de l’émotion.

Sachez simplement qu’à l’instar des Peaux-Rouges, je change de nom à diverses époques de ma vie. Désormais, je m’appelle Fœtus. Je stocke toutes les informations dans mon petit cerveau ; le dernier-né de mes organes.

***

Au fil des semaines, mes os et mes muscles devinrent plus fermes, plus durs. Mes poumons s’étoffèrent. Enfin, mon estomac commença à grignoter quelques débris flottant dans le liquide amniotique. J’étais prêt…

Mes parents avaient consulté les plus grands spécialistes de notre époque. Scientifiquement, rien n’avait été laissé au hasard. De calculs en calculs, le Dr Toutentoc prévu ma date de venue au monde. On détermina mon signe astrologique. Tout cela, bien sûr, fut fait dans le plus grand secret médical et familial.
Pourtant, tous ont omis de connaître mes désirs. Personne ne vint me consulter. Il est vrai qu’à l’époque, je n’étais que peu de chose : un simple sermatozoïde d’un côté, un ovule de l’autre qui n’aspiraient qu’à se rencontrer pour s’unir.

Contre toute attente, je pris la décision de naître un peu plus tôt !

J’ai commencé par taper doucement, puis de plus en plus fort, histoire de prévenir maman.
A l’extérieur, les préparatifs allaient bon train. Papa avait fini la future chambre à Bébé, comme il disait. La famille et les amis n’arrêtaient pas les louanges, les vœux de bonheur et les layettes. A propos de celles-ci, ils s’interrogaient un peu, l’erreur pouvant être fatale pour mon psychisme. Bleu ou rose ? Bleu pour les garçons et rose pour les filles, logique.

Neuf mois, à peser le pour et le contre, à tenter de mieux connaître ce futur monde. Neuf mois de réflexions, durant lesquels j’ai modelé patiemment mon corps. Non au hasard. J’avais à ma disposition un cahier de charges précis. Fidèlement, je l’ai suivi.

Je préparais mes valises. Surtout ne rien oublier.
Je laissais ma petite laine ainsi on ne me prendrait pas pour pour un singe. Je fonçais la tête la première. Quel moment intense !

J’ai failli retourner d’où je venais.
Ma mère souhaita une naissance dans l’eau car les douleurs ressenties durant l’accouchement diminuaient. Normalement, elle devait simplement commencer le travail dans la piscine, puis en sortir. En dernière minute, elle y resta.
Ma peau ressentit un bien-être dû à la température de l’eau : 37°C. Une eau pure dépourvue de tous germes nocifs pour ma jeune santé. Je vis la vie en bleue lorsque maman ouvrit les jambes.

Sentant ma tête à l’extérieur, je voulus respirer enfin un bon coup. Je bus la tasse, je toussai. Ce fut donc mon premier souvenir. Plutôt humide ! J’ai pensé un instant que ma dernière heure était venue. Après quelques minutes seulement, c’était un comble.
N’ayant pas encore reçu ma première bouée - cadeau d’un prochain anniversaire - je ne savais à quoi me raccrocher. Je devais remonter au plus vite à la surface, sous peine de noyade. Je lançais des SOS bébé en danger.
Pour cela, je choisis les gestes. Mes bras et mes jambes se mirent à dessiner des grands cercles dans l’eau. De l’air par pitié ! On me laissa dépenser mon trop plein d’énergie. Puis, des mains se glissèrent sous mes aisselles.

Le voyage recommença. Ce n’était qu’une station intermédiaire.

***
L’eau glissa sur ma peau telle un voile enveloppant les déesses antiques. Un frisson me parcourut la colonne vertébrale lorsque ma tête perça la surface de l’eau. L’air, désormais présent, s’insinua de ma bouche à mes bronches. Je pus enfin pousser mon premier cri. Je mis dans ce hurlement toutes mes forces encore disponibles.
Quelle tonalité!

Les fenêtres vibrèrent. Les personnes présentes se bouchèrent-elles les oreilles ?

J’ouvris les yeux. Je fus saisi par la quantité de choses. Tout d’un coup, des informations parvenaient en masse dans mon cerveau. Je crus devenir fou.

Maman était allongée, un peu fatiguée mais avec le plus beau des sourires, malgré tout ce qu’elle avait enduré. La pauvre ! Papa avait tenu a assisté à ma naissance. Lui aussi souriait. Ils n’étaient pas seuls. Beaucoup de monde m’entourait : le Dr Toutentoc et des sages-femmes.

« Salut, à vous tous, excusez mon avance ».


On me posa sur maman. Quel contact ! Tandis que je savourais cet instant, tous s’affairaient autour de moi. Il restait quelques bricoles à régler.
Couper cette corde de sécurité, le cordon ombilical. De cet acte, le mot liberté prendra tout son sens.
On me fit une petite toilette. On me pesa, me mesura. Tout fut noté sur mon carnet de santé. Le médecin prévint mes parents. A l’avenir, je serai un garçon. Cette remarque lui fut judicieusement évoqué par le petit zizi pendant fièrement entre mes jambes.

Deux heures après, je pouvais m’offrir mon premir repas. Mon estomac criait famine. Ce fut délicieux.
Le goût agréable du lait coulant, entre mes lèvres, du sein de maman, me fit le plus grand bien. Je ne suis pas Pantagruel mais je bus beaucoup… longtemps ! A cettte occasion, je précisai à ma mère la qualité et la quantité désirées. Avoir en abondance est indispensable. Je pris conscience de ce privilège. Après quoi, je m’assoupis sagement.



Ainsi, tout commence…



© Laurent SILVIN, 2005



Le boulanger


Ce matin, Antoine ne put voir l'aube déjà grise.
Les nuages trop épais ne laissaient passer aucun rayon de soleil.
Les flocons tombant abondamment augmentaient cette impression d'obscurité. Cela faisait déjà plusieurs jours que le manteau neigeux ne cessait de croître. Depuis quand ? Lundi ? Mardi ? Antoine ne pouvait en être sûr. La différence entre le jour et la nuit était si ténue qu'il était obligé de ne se fier qu'à sa propre montre.

Antoine vivait seul dans cette bâtisse du siècle dernier, construite au pied des pentes abruptes de la montagne. Elle était si proche du torrent que ses ancêtres avaient décidé d'en apprivoiser la force naturelle pour faire tourner la meule de pierre, qui permettait d'obtenir par mouture de la farine. Et c'était ainsi que depuis sept générations: les SARAZINS étaient devenus meuniers et boulangers de père en fils.

Antoine était donc le fils du Boulanger: un titre honorable dans cette vallée alpine où l'hiver vous bloque durant six bons mois, une fonction vitale pour toute la vie d'une communauté vivant en complète autarcie lorsque arrivent les premiers froids. Antoine aimait tout particulièrement les jours de cuisson. Chaque famille lui amenait auparavant un sac de seigle. Antoine activait alors la meule. Les grains, un à un, se laissaient entraîner dans une ronde folle qui allait les conduire à la transformation.


De grains, ils devenaient farine et de farine, après maintes opérations de pétrissage, fermentation et façonnage, boule de pain odorante dont le croustillant n'avait rien de comparable. Ensuite, c'était la fête, la fête avec un grand F. La fête du pain! Tout le village était présent.
Personne n'aurait manqué cette journée. Et ce jour-là, toutes rancunes, toutes guérillas étaient oubliées. Moulues, rangées au placard!

Mais ce matin donc, Antoine ne voyait toujours pas l'aube grise annonciatrice du jour naissant. Blanc, tout était blanc.

A tel point qu’il lui sembla que l'épaisseur de neige était bien plus importante que la veille. Sans doute une impression due à l’étroitesse de la fenêtre. Peut-être que finalement une partie du toit avait glissé et était venue se ranger juste devant l'ouverture. De toute façon, il avait maintes besognes à accomplir aujourd'hui, sans avoir besoin de trop se préoccuper de la neige à l'extérieur. Seul dans cette maison, Antoine avait toujours du pain sur la planche. Et elle, la maison, était suffisamment solide pour résister à de telles intempéries.

Notre bonhomme continua son travail tranquillement, comme à son habitude. Seuls les bruits réguliers des vieux murs lui tenaient compagnie. Et, c'est avec étonnement qu’Antoine les sentit trembler. Frémissement si léger qu'il lui aurait été sans doute impossible de le détecter, s'il n'avait été seul : un simple affaissement du toit, un craquement des poutres de mélèzes. La soudaine obscurité l'inquiéta.




Délaissant sur-le-champ son balai, Antoine se dirigea vers la fenêtre. Un rideau blanc lui bouchait la vue. Car pas de doute, il y avait bien de la neige aussi haut que la fenêtre. Antoine, visiblement ennuyé de sortir par ce temps, chaussa ses bottes et enfila son épais manteau. Il chercha son bonnet de laine, le dernier tricoté par sa mère, protégea ses mains avec des gants en fourrure et s'apprêta à ouvrir la porte. Avec une bonne pelle et toute la force de sa jeunesse, il parviendrait à dégager rapidement la fenêtre. Pour sûr !

La main sur la poignée, Antoine tira la grosse porte du moulin. Dehors, tout était bien calme. Même le bruit, pourtant assourdissant, du torrent tout proche ne lui parvenait pas. La porte finit sa course et Antoine, un instant abasourdi, dut bien se rendre à l'évidence: il ne pouvait franchir le seuil. L'épais panneau de bois cachait derrière lui un mur compact constitué de boules de neiges C'était dur ! Il était prisonnier. Il comprenait un peu plus le tremblement, les craquements et le changement de luminosité. La neige, cette neige venue d'ailleurs, avait choisi de recouvrir la maison.

Jamais dans les veillées, une telle histoire n'avait été contée. Antoine avait bien sûr entendu les aventures incroyables des anciens piégés par l'hiver, le froid, la glace, les avalanches. Mais pour lui, cela n'était que légendes, simples faits d'héroïsme, inculqués aux enfants, très tôt, pour leur apprendre le courage, le respect et la nature inapprivoisable.

Aujourd'hui, Antoine, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de boulanger, se retrouvait coincé chez lui, sous des mètres cubes de neige. Jamais l'avalanche n'avait osé franchir le lit du torrent. Jamais! Mais, ce mauvais temps qui durait depuis lundi ou mardi, il ne savait plus, avait permis l'accumulation importante de la neige.
Le vent, déjà fort dans la vallée, avait dû favoriser de nombreuses plaques à vent en altitude et un changement de conditions, imperceptible, avait conduit au déclenchement d'une avalanche. Peut-être un chamois, égaré dans la tempête, traversant deux mille mètres plus haut la pente, était-il l'auteur de l'enfermement d'Antoine!

N'empêche que toutes ces hypothèses ne le feraient pas sortir d'ici. La maison tiendrait, mais combien de temps encore? Que pouvait-il faire tout seul sans connaître la situation à l'extérieur? Quelle quantité? Quelles surfaces étaient recouvertes? Plus pour réfléchir que pour économiser ses forces, Antoine s'assit. Il sortit de sa poche son opinel, rapprocha la tomme, coupa une tranche de pain et se servit un bon verre de rouge. Que pouvait-il faire dans l'instant, sinon rester calme et tenter d'échaffauder un plan ? C'est alors qu'il aperçut au fond du tiroir la blague à tabac de son père et, sagement posé à côté le papier. Antoine se roula la première cigarette de sa vie.

L'épais manteau neigeux est un véritable isolant du monde extérieur, aussi bien du froid que du bruit. C'est pour cette raison et surtout parce que l'avalanche s'était déclenchée à très haute altitude qu'Antoine n'entendit pas le bruit assourdissant.

L'énorme coulée avait dévalé en quelques minutes un impressionnant dénivelé. Elle avait fini sa course des centaines de mètres plus bas, dans le torrent. La rive gauche avait joué le rôle de butoir sur lequel la masse importante de neige, pierres et arbres, s'était arrêtée. Seules quelques boules avaient continué leur course folle vers la vallée. Elles obstruaient le pas de porte du moulin. Tout cela, Antoine l'ignorait .

La chaleur au bout de ses doigts tira Antoine de sa rêverie. La cigarette venait de se consumer entièrement. Un peu de fumée s’élevait encore vers le plafond du vieux moulin. Il avait, durant ces minutes, revécu quelques instants de sa vie. Son enfance auprès de son père devant la meule ou le fournil. L’odeur du pain.

Sa mère toujours occupée aux tâches ménagères.
« Elle avait de grands yeux bleus, maman » se souvint-il ému.

Il se rappela les parties de cache-cache avec son frère Maurice et sa sœur Ludivine. Ils n’habitaient plus la vallée. Maurice travaillait à Toulon. Ludivine s’était mariée avec un jeune instituteur. Tous deux avaient construit leurs vies, ailleurs. C’était avant. C’était il y a longtemps !

Aujourd’hui, il était seul à entretenir la tradition familiale de boulanger-meunier. Mais surtout, il se retrouvait enfermé par la neige. Il lui faudrait bien penser à s’en sortir. Sauf qu’il y avait derrière la porte, ce maudit mur blanc dont il ne savait rien. Rien sur sa largeur. Rien sur sa hauteur. Rien sur sa densité.

Il s’était senti désemparé tout à l’heure.
Peut-être qu’au dehors, les villageois pensaient à lui en ce moment même.
C’était moins sûr car eux aussi devaient être sous l’épais manteau de neige.

Il se rhabilla laissant sur la table le pain, le vin et le fromage. Tant pis, il mangerait plus tard ! Il reprit sa pelle. La porte grinça. Le mur n’avait pas disparu.

« Allons, secoue-toi mon vieux », fit Antoine alliant le geste à la parole.

Il donna un premier coup. La pelle égrattigna à peine la surface. Il frappa à côté, puis ici et là-bas encore. Il continua ainsi une bonne demi-heure. Il venait de déployer trop d’énergie, il dut s’arrêter. Une petite cavité dans la paroi se devinait maintenant. Un sourire se dessina sur ses lèvres.
Ce n’était donc pas chose impossible ! Il recommença, s’interrompit. Et encore, et encore ! Une sensation d’obscurité se fit sentir. Dehors, la nuit tombait. De rage, il frappa plus fort. Il ne verrait pas les étoiles ce soir.

Le lendemain matin, après une nuit très agitée, il se leva fatigué.
Allait-il enfin sortir de cette prison ? La porte pour la troisième fois crissa. Le mur n’avait pas disparu. Mais quelque chose était étrange, différent. Une sorte de lueur perçait au travers de la neige.

En effet, le soleil, depuis bien longtemps, osait une timide apparition. Ce n’était pas encore le retour du beau temps mais on pouvait espérer un prochain changement. Cette frileuse clarté donna du courage à Antoine. Avec joie, il se servit un bol de café chaud et avala quelques tartines beurrées. Il s’équipa à nouveau pour affronter l’adversaire. Et il lui porta un coup, qui certes ne lui était pas fatal mais l’affaiblissait un peu. Une sorte de tunnel prenait forme petit à petit. L’espoir revint.
Soudain, un son étranger au sien se fit entendre. Il stoppa son geste, tendit l’oreille. Il ne parvint pas à le croire. C’était comme un battement de cœur qui parfois s’emballait. N’en pouvant plus, il hurla. Tous les mots résonnèrent lugubrement. Le bruit lointain disparut.

« Je ne suis plus Antoine mais Jeanne. Voilà que j’entends des voix maintenant », pensa-t-il.

Pourtant, il ne se trompait pas. A l’extérieur, un groupe d’hommes, armés de pioches, de pelles s’affairait autour de ce qu’ils devinaient être le moulin. Après la surprise de voir tant de neige tombée en un laps de temps si réduit, le village s’était organisé pour vivre. Chacun avait tracé un chemin de sa maison jusque chez son voisin. Celui-ci en avait fait de même. Et ainsi de suite. Tous ces passages se rejoignaient à l’église. Dans l’épreuve hivernale les liens se resserraient. C’est monsieur le curé qui remarqua le premier l’absence d’Antoine à l’office religieuse. Il invita ses paroissiens à prier pour leur boulanger. Alors que l’on s’interrogeait sur son sort, la porte s’ouvrit. La fille du facteur entra essouflée.

« Le moulin est ensevelli », cria-t-elle anxieuse, « vite ! ».

Voilà l’origine des voix qu’il entendait.

Les sauveteurs avaient dû interrompre leur travail la veille. A l’aube, les plus courageux s’étaient retrouvés pour reprendre l’ouvrage. Ils furent enchantés d’entendre les hurlements d’Antoine. Ils se relayèrent et s’acharnèrent sur le tas de blocs de neige. Quelques heures plus tard, la pioche du curé brisa le dernier obstacle. Une ouverture s’était formée. Marie, qui avait donné l’alerte, jeta un regard au travers.

Lorsque la lumière pénétra dans son antre, l’ours Antoine fut ébloui. Avant de s’évanouir d’épuisement et de bonheur à se savoir libre, il eut le temps d’apercevoir deux jolis yeux. Deux yeux auquels il rêvait, parfois !

Une main le secoua. Il souleva ses paupières et vit une paire d’yeux splendides. Il sourit et demanda : « Quel jour sommes-nous ? »
Une voix lui répondit : « Le 25 février »
Comme chaque année, il serra sa femme dans ses bras et la complimenta sur ses yeux secourables.

© Laurent SILVIN, 2004

lundi 17 janvier 2011

La révolte de la poupée dorée


Comme un éclair, la question le surprit en pleine rêverie. «  Que faisait-il sur ce banc ? » ou plutôt maintenant qu'il y pensait «  Qui attendait-il ? ». Car le pourquoi, il le savait. Il avait rendez-vous avec une personne très importante pour la suite de sa carrière. «  C'est maman qui l'affirme en tous cas. »
Grégoire était un de ces enfants providence qui sont devenus adultes trop tôt parce que leurs parents ont cru en leur talent.
Nourrisson, il vantait les mérites d'une crème anti-rougeur pour les fesses. Enfin, c'était plutôt la sage-femme de l'hôpital. Plus tard, ce fut les chevaux de bois à bascule qui firent la joie des banquiers de papa et maman. Pour lui, bosses et écorchures ! Ensuite, il chanta. De l'avis de la tribu, il avait une très belle voix, et son jeune âge ( 13 ans ) était un atout supplémentaire. Une chaîne de télévision décida de le propulser au sommet de son Hit-parade pour la saison estivale. Grégoire savait bien alors que son succès serait aussi éphémère que le passage de la comète Halley cette année là. Il n'espérait qu'une seule chose, ne pas attendre le véritable succès 70 ans.

Aujourd'hui, à l'âge où les jeunes gens font leur service militaire, Grégoire était assis sur un banc public sans être capable de savoir avec qui il avait rendez-vous. Comment aurait-il pu en avoir la moindre idée ? Le rendez-vous avait été pris par sa mère ?. Mais sa mère avait eu un empêchement de dernière minute.
«  Tu te débrouilleras tout seul, pour une fois », lui avait-elle dit en le voyant partir.
«  Laisse-moi tranquille ! », s'écrit-il.
«  Eh bien, Greg, tu es de mauvaise humeur, aujourd'hui ! »

Grégoire se secoua. C'était bien une voix extérieure qu'il venait d'entendre, et de surcroît, celle de Virginie.

«  Mais, que fait tu là, mon vieux ? Cela fait bien dix minutes que je t'observe, que je te fais signe ; et toi, tu n'as aucune réaction. Tu reste replié sur toi-même. Tu t'es même pris la tête dans les mains. Greg, tu m'inquiètes. »
«  Excuse-moi, ce n'était pas à toi que je disais de me laisser tranquille, mais à ma mère. »
« A ta mère ! »
« oui, à elle, à mon père aussi. Et d'ailleurs à tous ceux qui gravitent autour de de l'étoile filante « Bob Mac Evans », la poupée dorée. Tu vois, Virginie, toi qui a toujours refusé de m'appeler autrement que Grégoire Martin, et entre nous Greg, l'esclavage existe toujours. En France, pays de liberté, on fait encore travailler des enfants. J'en suis l'Affiche promotionnelle. Dans quelques minutes, un monsieur m'invitera à le suivre dans sa Cadillac, et me fera signer un contrat béton pour la suite de ma carrière. Ce contrat, je ne l'ai jamais lu, je n'en ai jamais discuté les modalités. J'ai envie de vivre, d'être enfant, un enfant de vingt ans. Viens, on va à la piscine. Viens, on prend le train pour les Alpes. Viens, il existe des vallées où la nature ne connaît pas la télé. Virginie, partons! »

Une main tremblante se referme sur la sienne. Grégoire est encore tout étonné d'exprimer ses désirs. Ensemble, ils se lèvent et se dirigent vers leur avenir.
Un homme s'approche: « Bob Mac Evans ? »
Grégoire ne se retourne pas.
© Laurent SILVIN, juin1997

jeudi 13 janvier 2011

Mon village en automne


J'aime Peisey en automne, Peisey débarrassée des touristes, qui frissonne et s'endort dans le brouillard.
J'aime me promener dans ces ruelles étroites laissant venir à moi tous les bruits, tous les mouvements qui m'entourent. Ici, c'est le bruissement des feuilles mortes, là le jappement d'un chien, un peu plus loin, le carillon du clocher que je ne peux voir mais devine tout en haut du village.

Soudain, l'odeur forte et chaude d'une étable s'échappe d'une ouverture, mon nez insensible à cause du froid, un instant se réveille. Il reconnaît alors la fumée d'un feu de bois, l’odeur annonciatrice de la neige.

Je me dirais « ça sent la neige » ; cette réflexion fait toujours rire mes amis de la ville.
J'imagine le bétail, J'imagine ces gens qui, paysans ou non, profitent de novembre pour bricoler chez eux, lire, écrire ou rêver. Certains m'auront apperçu dans mon errance. Un rideau qui retombe sur une fenêtre embuée sera le seul signe, discret, qu'ils portent à l'extérieur. J'aime la différence qu'il existe entre la lumière palotte du soleil et les lumignons des réverbères, petites étoiles qui m'indiquent un chemin à suivre, celui de la maison, de la soupe chaude.

Et après un tel week-end, Je reprends la voiture. Je regagne Paris, non sans regrets, Je vous l'ai dit, j'aime tant Peisey dans le froid et la brume.

© Laurent SILVIN, 1995

Quelques flocons de souvenirs…


En me regardant dans le miroir, ce matin, je n’ai pas reconnu mon visage. J’avais la barbe blanche !
Alors, il s’est passé un phénomène étrange : je suis retombé en enfance. L’enfance de mes souvenirs… Je me suis rappelé de VOUS , mes chers grands-parents paternels !…

J’étais assis là, dans la cuisine chaude et humide, Mémée nous préparait un plat délicieux : le riz grand-mère. Un riz, comme celui-là, je n’en ai jamais retrouvé le goût. C’était du riz blanc qui avait juste un peu trop attendu qu’on le serve. Pour nous faire patienter, Mémée y rajoutait du Beaufort « local » car affiné à la fruitière de Peisey (aujourd’hui devenue l’atelier de bijoux). Ca faisait des fils, et, pour relever le met, des oignons, grillés dans l’huile, étaient mélangés. Un véritable festin auquel nous avions droit, mes sœurs et moi, le dimanche, il me semble !
Je me souviens du petit train de chaises dans la cuisine. Je me souviens des vaches, des chèvres, qui, dans « l’écurie » attendaient impatiemment l’arrivée du soleil et de l’herbe fraîche. Je me souviens de Mémée passant des après-midis entiers avec les voisines à se coiffer. Cela me faisait un peu drôle de voir, de savoir, qu’elle avait des cheveux… en vrai !!
Je me souviens du sirop de grenadine que l’on buvait au 4 heures, lorsque nous ramassions le foin. Je ne sais pas si mon aide était efficace ! Peut-être pas. Sauf, lorsqu’il fallait grimper sur la charretée de « barions » solidement attachés, sur la remorque du motoculteur conduit par Pépé.
Pépé et son motoculteur, notre fierté, à nous ses petits-enfants. Quel bonheur, ces balades sur les routes de la vallée.

Je me souviens des nuits dans le lit de Plan-peisey, surtout, celui de la grange, qui ressemblait à un petit théâtre… Un, Deux, Trois petits coups ; c’est l’heure. De Plan-peisey,je garde le souvenir de la lampe à gaz qui nous éclairait le soir, de la soupe chaude que nous mangions avec le beaufort, et la tomme à la croûte rouge, pleine de pénicilline naturelle. J’en salive encore !
Je me rappelle des « tavallions » du Freney et surtout de Moulins. Je me vois grimpant l’échelle et me laissant tomber dans le foin. C’était notre plongeoir, notre piscine. Pépé, avec patience, - ou résignation ! -, nous laissait faire. Pourtant, cela n’est pas très bon pour le foin, je crois.

Je me souviens des rires de Mémée…
Et des histoires de Pépé…
D’ailleurs, il y en a certainement une, au moins, que l’on ne connaît pas !

J’aimerais avoir autant de mémoire que toi, Pépé. Mais je me rends à l’évidence, j’en ai moins de la moitié. Ces histoires sur la vallée, quelles découvertes, quels enchantements, pas besoin, après ça, d’écouter les infos. Et tout y passe, les contes, l’histoire d’hier et d’aujourd’hui, les anecdotes, les rumeurs, les bons et - les moins bons - souvenirs. Avec toi, ils ressurgissent, ils revivent. Comme cela se passe pour moi aujourd’hui. Pour nous , pour VOUS aussi !!

Tiens, à propos d’histoires inconnues !
Connaissez-VOUS celle de Adam qui apercevant Eve, de suite avec elle, fut de mèche ?
A tel point, qu’au Paradis terrestre, ils se roulèrent dans l’herbe fraîche.
Et le Pêcher originel, nous dit la légende, aurait eu lieu aux Rèches.

Mes chers grand-parents, je vous souhaite, en ce jour, un joyeux anniversaire.

Laurent, votre petit fils qui vous aime,
La Motte-servolex, le 29 mai 2001.

© Laurent SILVIN, 29 mai 2001



mercredi 12 janvier 2011

La preuve par deux

Je n'ai pas la prétenetion d'être un homme d'esprit
Un maître créateur qui par quelques mots bien choisis
Tenterait d'exprimer son bonheur par la poésie.
Pourtant il me faut vous instruire, chère famille
Que des grands poètes, je me voudrais la pupille.
J'ai pour eux, il est vrai, un respect sans nom
Et leurs textes admirables sont un peu ma religion.
Loin de moi l'idée de vous déclamer Rousseau,
Lamartine, paul Eluart, Ronsart ou Victor Hugo
Mais un immense plaisir de vous faire ce cadeau.

Ainsi donc, je ne suis qu'un simple mortel
Issu de l'amour de mon père pour une demoiselle.
Et ce jour, serions-nous ici,si avant,il n'y avait eu
Entre Donat et Marcelline une passion sans retenue.
Un lien qui malgré les mois, les jours et les minutes
Sur le grand rouleau de l'existence jamais ne butte.
Nous voilà tous petits et grands en cette date importante
Associés pour fêter les années au nombre de cinquante.

Chaques amours débutantes sont un conte de fée,
Et le théatre des deux coeurs se laissant emporter
Par les sentiments; un feuilleton sans cesse refilmé.
Dans le scénario de votre histoire, chers grands-parents
Il y a eu sans doute de très grands romans;
Dont le premier chapitre fut certainement celui
Où pour la première fois un baiser vous unit.
Au villaret ou à Moulins ? Qu'importe le lieu
Puisque de cette liaison naquitle futur jeu
Un jeu de sociétése jouant uniquement à deux.

Aujourd'hui vous êtes à l'honneur pour votre anniversaire.
Après avoir été père, mère, grand-père, grand-mère,
Vous voilà, comme le dit la chanson, de "Vieux Mariés".
Et il m'enchante de vous complimenter.
Ce dimanche, sur mon agenda, marqué d'une croix,
Dans ma mémoire restera gravé, je crois.
Preuve que l'amour perdure dans le mariage
Sans pour autant en être l'otage.


© Laurent SILVIN, juin 1991

mardi 11 janvier 2011

Lune-menteuse


Quentin ne se couche jamais sans dire au revoir à la lune.
Sa maman ouvre la fenêtre de la chambre. Le petit fait un bisou sur ses doigts et souffle tout doucement en direction de l’astre nocturne.
Certains soirs, Quentin est triste ! Elle n’est pas au rendez-vous. Des nuages la cachent. Elle a disparu.

- La lune est nouvelle, lui dit maman. 
- Nouvelle, mais alors, il y en a beaucoup d’autres ?
- Non, mon fils, elle est unique. Mais une fois par mois, elle joue la discrète. Hop ! Elle se cache pour réapparaître tout doucement quelques jours plus tard. 

C’est donc une coquine, cette lune. Quentin l’aime beaucoup.
Quelque fois, elle lui fait un sourire. Il en est sûr. Un vrai sourire sur son visage tout rond. Ces nuits-là, il dort comme un loir et fait des rêves d’aventures spatiales. Il découvre de nouvelles planètes.

Pourtant ce soir, Quentin a un doute. Il lui semble que depuis deux nuits, une bosse grandit au milieu du croissant. Une bosse qu’il n’avait jamais remarqué auparavant !
Qu’est-ce donc ? Est-elle malade ?
Au fur et à mesure qu’elle grossit le phénomène s’atténue.
- J’ai mal vu. Voilà tout, se dit-il.

Cela recommence quinze jours plus tard lors du dernier quartier. Il y a bien une bosse qui grandit chaque nuit. Juste au milieu du croissant.
Cela fait penser à une sorte de nez.
Un nez ! Mais oui !
C’est un nez. Et s’il s’allonge autant, c’est que la lune ment.
La lune est une menteuse.

Stupéfait de sa découverte, il part en courant le dire à son papa. Celui-ci connaît un savant qui passe son temps à regarder les étoiles. Il en a même vu qui filaient à toute allure. Ce savant saura bien lui expliquer pourquoi la lune se met à mentir.
Papa sourit en apprenant la nouvelle. Il promet d’en parler à Monsieur TETENL’R dès aujourd’hui.
Le brave homme monte dans son observatoire, le soir même.
Il chausse ses lunettes et se place derrière son téléscope. D’abord il ne remarque rien. Sur la lune, tout est en ordre. Les mers sont à leurs places. Les montagnes aussi.
- Tout est normal là-haut, dit le vieil homme à Quentin, admis à venir exceptionnellement. Puis soudain, il corrige : 
- Enfin, presque ! 
Il a repéré quelque chose de bizarre.
- On dirait qu’il y a quelqu’un là-bas, remarque-t-il surpris. Voyons, voyons. 
Il ajuste son appareil.
- Quoi ! tu as raison bonhomme, son nez s’allonge. Seulement, ce n’est pas un nez mais un cou. 
- Un cou ?  questionne Quentin tout en se demandant si le vieillard ne perd pas la tête.
- Exactement , confirme celui-ci. Et j’en suis le premier étonné. En fait, la bosse que tu vois s’allonger n’est autre que le cou d’une girafe. 
- Une girafe !  s’étonne Quentin. Cette fois, pas de doute, le savant est fou. Une girafe sur la lune !

- Oui. Une véritable girafe avec quatre pattes et un très long cou. Ainsi, lorqu’elle lève la tête son cou se découpe au-dessus du croissant de lune. De la terre nous voyons une forme allongée qui dépasse. Lorsqu’elle se trouve au milieu du croissant, nous avons l’impression que son nez grandit comme si elle mentait. Mais c’est une girafe.

- D’ou vient-elle ?  demande le gamin.
- çà, je n’en sais fichtrement rien, mon garçon. 

Quentin sait que le savant dit la vérité. Dans l’objectif du téléscope, il voit parfaitement l’animal. 

© Laurent SILVIN,2004


lundi 10 janvier 2011

Contre la montre


Dans le bac à sable, un enfant jouait sans se soucier du temps. Pour lui, il était forcément trop court. S’amuser à construire des châteaux de rois et interrompre au son de la voix de sa maman : « Allez, on rentre ! Il est tard ! » , mon Dieu que c’était dur. Je voyais, à sa mine déconfite, le sacrifice qu’il devait subir. Un enfant, cet enfant avait tant de choses à faire.

Ce n’était pas mon cas ! en effet, je n’avais rien à faire cette année là mais je passais mon temps à regarder ma montre. Et plus je la regardais, plus il me fallait la regarder à nouveau… et plus vite encore.
Au début, je n’avais pas pris garde à cette manie. « Tiens quelle heure est-il ? » ou alors « S’il vous plait, vous n’auriez pas l’heure ? » me demandaient les passant. D’un geste, je relevais la manche de mon veston. Le cadran apparaissait, je donnais l’heure. On ne peut la prêter !

Puis, je pris plaisir à scruter les moindres détails de ma montre. Le bracelet en cuir était de couleur marron. Avant, il était marron. Tout simplement ! A la suite de mes nombreuses observations, je découvris des nuances. J’aperçus des dessins qu’il ne semblait jamais avoir eu. Lorsque l’on à rien à faire, on trouve du temps pour l’inutile. Un jour les piles lachèrent. Plutôt que d’en racheter, j’optais pour une tocante mécanique. Ainsi je me forçais deux fois par jour à la remonter. Elle retardais ! Je le sus lorsqu’ une jeune femme me posa la question : « Avez-vous l’heure ? ». Comme à mon habitude, je répondis. Aussitôt, un homme rectifia. J’avais deux minutes de décalage. Cela m’affecta énormément ! Je me promis désormais d’être toujours précis. Je contrôlais les heures, les minutes. Mais par rapport à quoi ?
Je me mis en quête d’un lieu d’où je pourais apercevoir une horloge. Fiable de préférence. Sinon à quoi cela aurait-il servi ?

C’est ainsi que je m’installais dans ce jardin public face à la sortie du métro. L’activité humaine enrichissait mes journée. Des nombreux passants , beaucoup prirent l’habitude, au lieu de lever la tete pour voir le cadran, de me regarder et me poser la question essentielle.Tout ceci ne fit qu ‘amplifier la cadance de ma main relevant la manche, d écouvrant la montre. Mes yeux jouaient au yoyo entre la bouche béante du métro et mon poignet gauche. On m’appelait « Monsieur de l’heure ».
A ne rien faire, j’étais comme les autres. Je faisais la course avec les aiguilles et … je perdais mon temps. Cette situation a duré longtemps, très longtemps, trop lontemps.

Jusqu’au jour où quelqu’un me dit : « Pourquoi regardez-vous sans arrêt votre montre ? Attendriez-vous une personne qui ne vient pas ? »
Je fus déstabilisé par les propos. Soudain les sons se firent plus présents. Les odeurs réveillèrent des émotions enfouies. Incrédule je vis ..la Montre. Elle m’apparue énorme, dangereuse. Vérrue discrète se développant pour recouvrir la main toute entière.
J’eus peur. Le jeune homme crut à un malaise. Il me secoua. Je sortis de ma léthargie.
Je lui dis : « Accepteriez-vous si je vous offrais ma montre ? » Sans attendre son assentiment, je défis le bracelet et la glissait dans sa poche.

« Merci, lui fis-je, veuillez-vous retirer ».
Depuis ce jour-là, je ne supporte plus ni les montres, ni quoi que se soit qui dissèque le temps. Je n’ai pas plus de choses à faire maintenant que durant cette période mais pour cela j’ai tout mon temps.

Et je comprends mieux les petits enfants qui font des châteaux de sable.

 © Laurent SILVIN, 2004

jeudi 6 janvier 2011

Un clic amoureux

Bernard Foule vit reclus dans son appartement de la rue des senteurs. Ses amis, choqués au début, se sont habitués, se sont raréfiés. Bernard met cela sur le compte d’une fausse amitié. Aujourd’hui, après tant de mois, il a d’autres relations, par écran interposé. Des gens, qui comme lui, ont choisi de vivre seuls mais libres. Ses contacts professionnels sont encore plus brefs. Beaucoup pensent que Bernard est un vieil ours. Ils ont tort. Dans la famille des internautes, il est remarqué pour son efficacité à la tâche, sa simplicité dans les dialogues. Quelques mains vous diront que les siennes ont de l’humour. Dans ce monde numérique, le physique ne compte plus vraiment. Tant mieux, le sien est plutot banal. Enfant, les autres remarquaient principalement ses grosses lunettes à verre épais et ses grands doigts. Des amies de sa mère lui avaient prédit un avenir de pianiste. Bernard pianote, certes, mais sur un instrument sans queue.
Les jours passent ainsi. Enfin, "jour" étant un terme générique puisque le soleil n’a pas reçu d’invitation pour éclairer l’appartement. Afin d’avoir une bonne luminosité sur l’écran, sans gêne, les rideaux sont constamment fermés. Bernard Foule se complait dans cette atmosphère ouatée. Il a acquis la certitude de vivre la Vraie Vie.
Et à la question :  qu’est-ce que la liberté ? . Bernard répond: Internet. Pour lui, le monde n’a qu’une fenêtre, l’écran de son ordinateur. Pourquoi user tant de salive lorsque la nature a pourvu l’homme de dix doigts et la machine d’un clavier ! Quand les premiers épousent à merveille le second, c’est l’harmonie. Il a cherché, cherché et enfin trouvé le compagnon idéal : l’ordinateur. Celui-ci ne se fâche pas, ne vous contrarie jamais. C’est naturellement qu’il a fini par accepter l’idée de rester seul et surtout, c’est sa fierté de télétravailler. Dans une époque aussi dangereuse que cette fin de siècle, pouvoir ainsi rester en permanence chez soi est un luxe. De chez lui, il peut tout faire, tout voir, tout commander. Il peut même se faire livrer une pizza à deux heures du matin si soudain il en a envie. Finis les risques d’agression au sortir de la banque, disparues les allergies au diesel, envolées les files d’attente.

Dans son occupation, Bernard est surpris et très irrité par la sonnerie du téléphone. Cela fait longtemps qu’il traîne sur son guéridon Louis XVI sans avoir jamais émis le moindre couinement plaintif. Car il s’agit bien d’une plainte : « Décrochez-moi s’il vous plait, décrochez-moi. » Agacé, il fait néanmoins l’effort de décrocher. Ses cordes vocales grincent un peu. Les commentaires qu’il se fait tiennent plus du monologue intérieur que d’une envolée lyrique.


« Monsieur Foule : Aurore Boréal de la Société BidouillEcran. Je sais qu’il n’est pas d’usage de travailler ainsi mais l’affaire est trop importante pour passer par les réseaux. Nous avons un problème avec DufolMeubles. Nous devons impérativement nous rencontrer et discuter de vive voix sur ce sujet. Rendez-vous, au bureau, place de la Gare à quinze heures précises. »
C’était suffisamment clair. Pour la première fois depuis des lustres, on lui ordonnait de sortir pour rejoindre une personne en chair et en os.

Le timbre de la voix était serein. Peut-être, une femme d’une trentaine d’années, à peine plus. Depuis le temps, il se trouvait incapable de donner un âge à cette fille. Il n’a que deux heures pour s’y rendre. Il se regarde dans la glace. Son visage se couvre d’une barbe de trois jours. Les cheveux sont en bataille. Son jogging a piètre allure.
« Une douche et un rasage » se dit-il.
L’eau lui donne une sensation étrange, une certaine appréhension.
« Ça fait bizarre de sortir ! »
Enfin sec, il se dirige vers son armoire. Il découvre avec étonnement qu’un costume lui va encore. C’est très bien pour cette fois-ci. Il cherche les clés de son appartement et emprunte l’ascenseur. Ses jambes sont engourdies. L’odeur et le bruit de la rue l’agressent. Le soleil le fait cligner des yeux.
«Zut, j’ai oublié mes lunettes de soleil ».
Il longe la rue des senteurs et traverse le square aux chats. Des gamins en rollers le bousculent. Une femme, poussant un landeau, les rabroue.
« Veuillez les excuser, monsieur ! » lui dit-elle ennuyée.
Il se trouve bête à répondre : « Ce… ce… ce n’est rien ». Il s’écarte hâtivement. Il est perdu. Un peu comme une vache ayant passé tout l’hiver à l’étable et sortant au printemps.
Rue de la route droite, il s’étonne des nouveaux bâtiments. Une éternité qu’il n’est pas venu dans le quartier. Et soudain, voilà la place de la Gare. Il est 14 heures 50. Il est en avance, cela le rend nerveux. Il se surprend à vouloir faire demi-tour.
« Eh ! mais t’as rendez-vous avec une certaine Aurore Boréal ». Sa tête tourne de gauche à droite et aperçoit une enseigne Société BidouillEcran. Il pousse la porte et entre dans le hall spacieux. Une jeune fille l’accueille avec le sourire.
« Monsieur, que puis-je pour vous ? »
Timidement, il réussit à se présenter.
« Veuillez me suivre, nous vous attendions ».
La jeune femme le précède dans un couloir qui lui semble interminable. Elle l’invite à pénétrer dans un bureau aux murs verts pomme.

Il entend un : « Monsieur Foule, soyez le bienvenue. Installez-vous ». Levant les yeux, il aperçoit son interlocutrice. Il se sent confus d’être en présence d’Aurore. Celle-ci, nullement gênée, et après les politesses d’usage dans un monde civilisé, lui explique les raisons de leur rencontre. Face à cette personne si charmante, son cerveau se brouille. Il a du mal à suivre la conversation. Il n’a d’oreilles que pour les lèvres de la femme. Roses et brillantes, elles le troublent. Se ressaisissant, il tente une vague excuse ; le soleil l’éblouit trop.
« Voulez-vous changer de place ? Ensuite je vous demande, Bernard d’être très attentif ».
En professionnelle, elle lui détaille tout. Le voilà opérationnel. Il peut expliquer, argumenter. Deux heures plus tard, ils se quittent contents (enfin surtout Aurore) d’avoir autant travaillé. Elle lui sert la main et lui donne congé par ces mots :« Dès demain, nous suivrons ensemble ce dossier. Nous ferons le point par courriel deux fois par jour. Bonne soirée ! »
Losqu’il quitte la société, la nuit est tombée.
« Que se passe-t-il ? Mais, oui, nous sommes en décembre ». Même ça, il l’avait oublié.

Dans la nuit, le visage d’Aurore Boréal s’impose de lui-même dans ses rêves. Il se réveille en sursaut croyant entendre une respiration à ses côtés. Revoir quelqu’un en chair et en os, ça fait tout chose. L’habitude des contacts par la toile s’installe. Curieusement, il y prend goût. Il se surprend à attendre ses rendez-vous. Et lorsque qu’elle lui annonce qu’il faut continuer, il est soulagé. Il avait craint un moment que cet intermède s’arrête. Son train de vie s’est sensiblement modifié. Il se rase plus régulièrement. Il fait attention à ses vêtements. Etonné, il se rend compte que le bac à linge sale se remplit rapidement. Quelque fois, il regarde par la fenêtre où les rideaux s’entrouvent légèrement. La poussière, joyeuse, danse dans les rayons de soleil.

Lorsque le téléphone retentit pour la seconde fois dans l’appartement silencieux, Bernard sursaute. Il a du mal à se lever du canapé. Enfin, sa main gauche saisit le combiné. A l’autre bout du fil, la voix d’Aurore se fait entendre.
« Monsieur Foule, il faut nous revoir. A tout à l’heure. Dix heures ! »
Et elle raccroche avant même qu’il puisse répondre. Décidément, elle est imprévisible. A l’idée de la revoir, il s’active. Il s’avoue heureux de s’offrir cette nouvelle occasion de sortir. Depuis décembre, il n’avait retenté l’expérience qu’une seule fois. Pour voir ! L’épreuve s’était révélée étrange mais … excitante.

En pénétrant dans les locaux de BidouillEcran, il se rend compte que ses mains sont moites. Il panique quelques secondes. Déjà, Aurore Boréale, avertie de son arrivée, le presse de la suivre. Echanges de politesses, de banalités. Il ne peut la quitter du regard. Nullement dérangée, elle l’invite comme l’autre jour à s’asseoir. Et le travail commence. A midi, elle lui propose de faire une petite pause et s’il le souhaite de l’accompagner à la cafétéria. Là, ils oublient temporairement les dossiers. Ils se dévoillent un peu, font connaissance. Bernard ne cesse de l’écouter. Il ne se lasse pas d’entendre les mots sortir de ces lèvres qu’il avait déjà admirées auparavant.
De retour au bureau, l’ambiance studieuse est à nouveau de mise. L’après-midi se passe ainsi. Aurore termine par cette phrase : « C’est formidable ! Nous avons finit. Il sera utile de faire un bilan hebdomadaire. Mais pas indispensable de nous revoir. Malgré tout, permettez-moi de vous dire à bientôt. » Dans la rue, sa gorge se noue. Il est pris de vertige. Chez lui sa colère explose. Il ne comprend plus rien. Il croyait qu’une certaine complicité naissait pendant le repas. Non ! Aurore restait dans une relation professionelle.
« Mais quel naif, suis-je ! Je m’imaginais déjà dans ses bras ? Franchement, tu as la réaction d’un gamin pré-pubère. Pauvre vieux c… Cette fille, tu l’as idéalisée car tu n’en a pas vu en vrai depuis des lustres. Tu as cru que tu pourrais en être amoureux. Et tu pensais à la réciprocité des sentiments. Qu’est-ce-que je suis idiot ? »
Il se prend la tête dans les mains, la secoue,  pour en évacuer ces nouvelles émotions. C’est alors qu’une larme coule de son œil gauche. Les anciennes habitudes reprennent le dessus. Comme prévu le point sur BidouillEcran ne se fait qu’en raison de rendez-vous hebdomadaires… par courriel. Il en éprouve à chaque fois un certain malaise, malêtre. Après chaque dialogue, il prend un stylo et se soulage en écrivant des vers. Enfin, ça veut y ressembler. Il s’interroge sur cette façon d’agir. Puis il n’y a plus de problèmes et plus de contacts obligés avec Aurore. Il n’arrive pas à se défaire du dessin de ses lèvres. Un jour, on sonne à la porte. Derrière, le facteur le salue souriant. Il lui tend une carte postale. En effet, Bernard communiquant exclusivement par internet ne reçoit plus de courrier papier. Il n’a donc plus de boites aux lettres. La photo représente un paysage de montagne. Il est écrit « Monto Espero ». Il la retourne.
« Petit bonjour des Alpes.
Ici, l’air est pur et l’herbe tendre.
En souvenir de notre collaboration qui fut fructueuse. Amicalement,
Aurore Boréale. »
Il doit relire le mot une dizaine de fois pour être sur qu’il ne rêve pas. Aurore vient de lui écrire concrètement. Comme autrefois ! Comme avant internet ! Son cœur bat le tambour. Il n’en revient pas.
« Attends ! Tu te mets dans de ces états. Tout ça pour une petite carte de courtoisie. »
Malgré ces doutes, sa joie est plus forte. Il décide de sortir boire une bière pour fêter l’événement. Il s’offre cette folie. Il s’installe en terrasse et observe la vie autour de lui. Il boit les ambiances, les couleurs avec autant de délectation que le breuvage ambré. Ce lundi de juillet est un agréable lundi.

Bernard n’en revient pas de son audace. La bière, ayant inhibé ses appréhensions, il se retrouve à faire du lèche-vitrine. Il rentre dans une boutique et en ressort avec le blouson en cuir vu dans la vitrine. Il fait des folies et se sent bien. Très bien ! Depuis très longtemps, il n’avait pas vécu des moments si forts. En avait-il même vécu avant ceux-ci ? En rentrant chez lui, il comtemple son acquisition. Et le remords l’assaille. Il se reproche son comportement irresponsable. Pourtant ses rêves le font gravir le Monto Espero. Les courbes de la montagne lui en rappelle d’autres. Il n’est pas surpris que le sommet soit le visage d’Aurore. Celui-ci s’anime ! Lui sourrit !

Aurore ! C’est à cause d’elle, ou plutôt grâce à elle, que la journée de la veille fut ce qu’elle fut. Une parenthèse dans sa vie d’ermite internaute. De reclus. Aurore a été ce courant d’air, cet appel du grand large. Et il en redemande.
«  Oh ! Oh ! T’as un travail mon gars. Te mets pas à jouer à ça. T’es responsable, se dit-il en lui-même. » Tandis qu’une toute petite voix tente de lui prouver le contraire : « Et si tu lui répondais, hein. Pour la remercier. Tu crois que tu sais pas faire. Tu vas apprendre. Allez, pour aujourd’hui laisse parler ton cœur. »
«  Mon cœur, mais qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ? »
«  Tu ne vois vraiment pas ? Ne sois pas idiot. Fonce »
«  Pour aller droit dans le mur, soupire Bernard. »
«  Et alors ! Au moins tu auras fait quelque chose, insiste la voix. Lorque l’on n’a jamais essayé, on ne peut pas savoir si ça marche. Bon courage, bébé. »
«  Je ne suis pas un môme, s’insurge Bernard. »
Malgré toute la persuasion de sa petite voix intérieure, il travaille et c’est tout.

Mais il ne va pas aussi vite qu’à l’ordinaire. Sa radio interne le parasite. Il décide, en conséquence, de redescendre dans la rue. Pour vérifier la réalité de la veille. Curieusement, il se découvre une certaine attirance pour ce lieu. La foule, le bruit ne l’effraient point. La vie… existe donc. Il laisse ses désirs le guider. Il pousse la porte d’un opticien. Il abandonne sur le comptoir ses grosses lunettes. Il fait cadeau à ses yeux d’une paire de lentilles de contact. Il ne reconnaît pas le reflet de son visage dans le miroir que lui présente le vendeur. Il se découvre. Tel un serpent, il mue peu à peu. La chrysalide devient papillon.
Plus loin, il achète une carte postale.

© Laurent SILVIN, 2004