jeudi 20 janvier 2011

Le boulanger


Ce matin, Antoine ne put voir l'aube déjà grise.
Les nuages trop épais ne laissaient passer aucun rayon de soleil.
Les flocons tombant abondamment augmentaient cette impression d'obscurité. Cela faisait déjà plusieurs jours que le manteau neigeux ne cessait de croître. Depuis quand ? Lundi ? Mardi ? Antoine ne pouvait en être sûr. La différence entre le jour et la nuit était si ténue qu'il était obligé de ne se fier qu'à sa propre montre.

Antoine vivait seul dans cette bâtisse du siècle dernier, construite au pied des pentes abruptes de la montagne. Elle était si proche du torrent que ses ancêtres avaient décidé d'en apprivoiser la force naturelle pour faire tourner la meule de pierre, qui permettait d'obtenir par mouture de la farine. Et c'était ainsi que depuis sept générations: les SARAZINS étaient devenus meuniers et boulangers de père en fils.

Antoine était donc le fils du Boulanger: un titre honorable dans cette vallée alpine où l'hiver vous bloque durant six bons mois, une fonction vitale pour toute la vie d'une communauté vivant en complète autarcie lorsque arrivent les premiers froids. Antoine aimait tout particulièrement les jours de cuisson. Chaque famille lui amenait auparavant un sac de seigle. Antoine activait alors la meule. Les grains, un à un, se laissaient entraîner dans une ronde folle qui allait les conduire à la transformation.


De grains, ils devenaient farine et de farine, après maintes opérations de pétrissage, fermentation et façonnage, boule de pain odorante dont le croustillant n'avait rien de comparable. Ensuite, c'était la fête, la fête avec un grand F. La fête du pain! Tout le village était présent.
Personne n'aurait manqué cette journée. Et ce jour-là, toutes rancunes, toutes guérillas étaient oubliées. Moulues, rangées au placard!

Mais ce matin donc, Antoine ne voyait toujours pas l'aube grise annonciatrice du jour naissant. Blanc, tout était blanc.

A tel point qu’il lui sembla que l'épaisseur de neige était bien plus importante que la veille. Sans doute une impression due à l’étroitesse de la fenêtre. Peut-être que finalement une partie du toit avait glissé et était venue se ranger juste devant l'ouverture. De toute façon, il avait maintes besognes à accomplir aujourd'hui, sans avoir besoin de trop se préoccuper de la neige à l'extérieur. Seul dans cette maison, Antoine avait toujours du pain sur la planche. Et elle, la maison, était suffisamment solide pour résister à de telles intempéries.

Notre bonhomme continua son travail tranquillement, comme à son habitude. Seuls les bruits réguliers des vieux murs lui tenaient compagnie. Et, c'est avec étonnement qu’Antoine les sentit trembler. Frémissement si léger qu'il lui aurait été sans doute impossible de le détecter, s'il n'avait été seul : un simple affaissement du toit, un craquement des poutres de mélèzes. La soudaine obscurité l'inquiéta.




Délaissant sur-le-champ son balai, Antoine se dirigea vers la fenêtre. Un rideau blanc lui bouchait la vue. Car pas de doute, il y avait bien de la neige aussi haut que la fenêtre. Antoine, visiblement ennuyé de sortir par ce temps, chaussa ses bottes et enfila son épais manteau. Il chercha son bonnet de laine, le dernier tricoté par sa mère, protégea ses mains avec des gants en fourrure et s'apprêta à ouvrir la porte. Avec une bonne pelle et toute la force de sa jeunesse, il parviendrait à dégager rapidement la fenêtre. Pour sûr !

La main sur la poignée, Antoine tira la grosse porte du moulin. Dehors, tout était bien calme. Même le bruit, pourtant assourdissant, du torrent tout proche ne lui parvenait pas. La porte finit sa course et Antoine, un instant abasourdi, dut bien se rendre à l'évidence: il ne pouvait franchir le seuil. L'épais panneau de bois cachait derrière lui un mur compact constitué de boules de neiges C'était dur ! Il était prisonnier. Il comprenait un peu plus le tremblement, les craquements et le changement de luminosité. La neige, cette neige venue d'ailleurs, avait choisi de recouvrir la maison.

Jamais dans les veillées, une telle histoire n'avait été contée. Antoine avait bien sûr entendu les aventures incroyables des anciens piégés par l'hiver, le froid, la glace, les avalanches. Mais pour lui, cela n'était que légendes, simples faits d'héroïsme, inculqués aux enfants, très tôt, pour leur apprendre le courage, le respect et la nature inapprivoisable.

Aujourd'hui, Antoine, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de boulanger, se retrouvait coincé chez lui, sous des mètres cubes de neige. Jamais l'avalanche n'avait osé franchir le lit du torrent. Jamais! Mais, ce mauvais temps qui durait depuis lundi ou mardi, il ne savait plus, avait permis l'accumulation importante de la neige.
Le vent, déjà fort dans la vallée, avait dû favoriser de nombreuses plaques à vent en altitude et un changement de conditions, imperceptible, avait conduit au déclenchement d'une avalanche. Peut-être un chamois, égaré dans la tempête, traversant deux mille mètres plus haut la pente, était-il l'auteur de l'enfermement d'Antoine!

N'empêche que toutes ces hypothèses ne le feraient pas sortir d'ici. La maison tiendrait, mais combien de temps encore? Que pouvait-il faire tout seul sans connaître la situation à l'extérieur? Quelle quantité? Quelles surfaces étaient recouvertes? Plus pour réfléchir que pour économiser ses forces, Antoine s'assit. Il sortit de sa poche son opinel, rapprocha la tomme, coupa une tranche de pain et se servit un bon verre de rouge. Que pouvait-il faire dans l'instant, sinon rester calme et tenter d'échaffauder un plan ? C'est alors qu'il aperçut au fond du tiroir la blague à tabac de son père et, sagement posé à côté le papier. Antoine se roula la première cigarette de sa vie.

L'épais manteau neigeux est un véritable isolant du monde extérieur, aussi bien du froid que du bruit. C'est pour cette raison et surtout parce que l'avalanche s'était déclenchée à très haute altitude qu'Antoine n'entendit pas le bruit assourdissant.

L'énorme coulée avait dévalé en quelques minutes un impressionnant dénivelé. Elle avait fini sa course des centaines de mètres plus bas, dans le torrent. La rive gauche avait joué le rôle de butoir sur lequel la masse importante de neige, pierres et arbres, s'était arrêtée. Seules quelques boules avaient continué leur course folle vers la vallée. Elles obstruaient le pas de porte du moulin. Tout cela, Antoine l'ignorait .

La chaleur au bout de ses doigts tira Antoine de sa rêverie. La cigarette venait de se consumer entièrement. Un peu de fumée s’élevait encore vers le plafond du vieux moulin. Il avait, durant ces minutes, revécu quelques instants de sa vie. Son enfance auprès de son père devant la meule ou le fournil. L’odeur du pain.

Sa mère toujours occupée aux tâches ménagères.
« Elle avait de grands yeux bleus, maman » se souvint-il ému.

Il se rappela les parties de cache-cache avec son frère Maurice et sa sœur Ludivine. Ils n’habitaient plus la vallée. Maurice travaillait à Toulon. Ludivine s’était mariée avec un jeune instituteur. Tous deux avaient construit leurs vies, ailleurs. C’était avant. C’était il y a longtemps !

Aujourd’hui, il était seul à entretenir la tradition familiale de boulanger-meunier. Mais surtout, il se retrouvait enfermé par la neige. Il lui faudrait bien penser à s’en sortir. Sauf qu’il y avait derrière la porte, ce maudit mur blanc dont il ne savait rien. Rien sur sa largeur. Rien sur sa hauteur. Rien sur sa densité.

Il s’était senti désemparé tout à l’heure.
Peut-être qu’au dehors, les villageois pensaient à lui en ce moment même.
C’était moins sûr car eux aussi devaient être sous l’épais manteau de neige.

Il se rhabilla laissant sur la table le pain, le vin et le fromage. Tant pis, il mangerait plus tard ! Il reprit sa pelle. La porte grinça. Le mur n’avait pas disparu.

« Allons, secoue-toi mon vieux », fit Antoine alliant le geste à la parole.

Il donna un premier coup. La pelle égrattigna à peine la surface. Il frappa à côté, puis ici et là-bas encore. Il continua ainsi une bonne demi-heure. Il venait de déployer trop d’énergie, il dut s’arrêter. Une petite cavité dans la paroi se devinait maintenant. Un sourire se dessina sur ses lèvres.
Ce n’était donc pas chose impossible ! Il recommença, s’interrompit. Et encore, et encore ! Une sensation d’obscurité se fit sentir. Dehors, la nuit tombait. De rage, il frappa plus fort. Il ne verrait pas les étoiles ce soir.

Le lendemain matin, après une nuit très agitée, il se leva fatigué.
Allait-il enfin sortir de cette prison ? La porte pour la troisième fois crissa. Le mur n’avait pas disparu. Mais quelque chose était étrange, différent. Une sorte de lueur perçait au travers de la neige.

En effet, le soleil, depuis bien longtemps, osait une timide apparition. Ce n’était pas encore le retour du beau temps mais on pouvait espérer un prochain changement. Cette frileuse clarté donna du courage à Antoine. Avec joie, il se servit un bol de café chaud et avala quelques tartines beurrées. Il s’équipa à nouveau pour affronter l’adversaire. Et il lui porta un coup, qui certes ne lui était pas fatal mais l’affaiblissait un peu. Une sorte de tunnel prenait forme petit à petit. L’espoir revint.
Soudain, un son étranger au sien se fit entendre. Il stoppa son geste, tendit l’oreille. Il ne parvint pas à le croire. C’était comme un battement de cœur qui parfois s’emballait. N’en pouvant plus, il hurla. Tous les mots résonnèrent lugubrement. Le bruit lointain disparut.

« Je ne suis plus Antoine mais Jeanne. Voilà que j’entends des voix maintenant », pensa-t-il.

Pourtant, il ne se trompait pas. A l’extérieur, un groupe d’hommes, armés de pioches, de pelles s’affairait autour de ce qu’ils devinaient être le moulin. Après la surprise de voir tant de neige tombée en un laps de temps si réduit, le village s’était organisé pour vivre. Chacun avait tracé un chemin de sa maison jusque chez son voisin. Celui-ci en avait fait de même. Et ainsi de suite. Tous ces passages se rejoignaient à l’église. Dans l’épreuve hivernale les liens se resserraient. C’est monsieur le curé qui remarqua le premier l’absence d’Antoine à l’office religieuse. Il invita ses paroissiens à prier pour leur boulanger. Alors que l’on s’interrogeait sur son sort, la porte s’ouvrit. La fille du facteur entra essouflée.

« Le moulin est ensevelli », cria-t-elle anxieuse, « vite ! ».

Voilà l’origine des voix qu’il entendait.

Les sauveteurs avaient dû interrompre leur travail la veille. A l’aube, les plus courageux s’étaient retrouvés pour reprendre l’ouvrage. Ils furent enchantés d’entendre les hurlements d’Antoine. Ils se relayèrent et s’acharnèrent sur le tas de blocs de neige. Quelques heures plus tard, la pioche du curé brisa le dernier obstacle. Une ouverture s’était formée. Marie, qui avait donné l’alerte, jeta un regard au travers.

Lorsque la lumière pénétra dans son antre, l’ours Antoine fut ébloui. Avant de s’évanouir d’épuisement et de bonheur à se savoir libre, il eut le temps d’apercevoir deux jolis yeux. Deux yeux auquels il rêvait, parfois !

Une main le secoua. Il souleva ses paupières et vit une paire d’yeux splendides. Il sourit et demanda : « Quel jour sommes-nous ? »
Une voix lui répondit : « Le 25 février »
Comme chaque année, il serra sa femme dans ses bras et la complimenta sur ses yeux secourables.

© Laurent SILVIN, 2004

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