jeudi 6 janvier 2011

Un clic amoureux

Bernard Foule vit reclus dans son appartement de la rue des senteurs. Ses amis, choqués au début, se sont habitués, se sont raréfiés. Bernard met cela sur le compte d’une fausse amitié. Aujourd’hui, après tant de mois, il a d’autres relations, par écran interposé. Des gens, qui comme lui, ont choisi de vivre seuls mais libres. Ses contacts professionnels sont encore plus brefs. Beaucoup pensent que Bernard est un vieil ours. Ils ont tort. Dans la famille des internautes, il est remarqué pour son efficacité à la tâche, sa simplicité dans les dialogues. Quelques mains vous diront que les siennes ont de l’humour. Dans ce monde numérique, le physique ne compte plus vraiment. Tant mieux, le sien est plutot banal. Enfant, les autres remarquaient principalement ses grosses lunettes à verre épais et ses grands doigts. Des amies de sa mère lui avaient prédit un avenir de pianiste. Bernard pianote, certes, mais sur un instrument sans queue.
Les jours passent ainsi. Enfin, "jour" étant un terme générique puisque le soleil n’a pas reçu d’invitation pour éclairer l’appartement. Afin d’avoir une bonne luminosité sur l’écran, sans gêne, les rideaux sont constamment fermés. Bernard Foule se complait dans cette atmosphère ouatée. Il a acquis la certitude de vivre la Vraie Vie.
Et à la question :  qu’est-ce que la liberté ? . Bernard répond: Internet. Pour lui, le monde n’a qu’une fenêtre, l’écran de son ordinateur. Pourquoi user tant de salive lorsque la nature a pourvu l’homme de dix doigts et la machine d’un clavier ! Quand les premiers épousent à merveille le second, c’est l’harmonie. Il a cherché, cherché et enfin trouvé le compagnon idéal : l’ordinateur. Celui-ci ne se fâche pas, ne vous contrarie jamais. C’est naturellement qu’il a fini par accepter l’idée de rester seul et surtout, c’est sa fierté de télétravailler. Dans une époque aussi dangereuse que cette fin de siècle, pouvoir ainsi rester en permanence chez soi est un luxe. De chez lui, il peut tout faire, tout voir, tout commander. Il peut même se faire livrer une pizza à deux heures du matin si soudain il en a envie. Finis les risques d’agression au sortir de la banque, disparues les allergies au diesel, envolées les files d’attente.

Dans son occupation, Bernard est surpris et très irrité par la sonnerie du téléphone. Cela fait longtemps qu’il traîne sur son guéridon Louis XVI sans avoir jamais émis le moindre couinement plaintif. Car il s’agit bien d’une plainte : « Décrochez-moi s’il vous plait, décrochez-moi. » Agacé, il fait néanmoins l’effort de décrocher. Ses cordes vocales grincent un peu. Les commentaires qu’il se fait tiennent plus du monologue intérieur que d’une envolée lyrique.


« Monsieur Foule : Aurore Boréal de la Société BidouillEcran. Je sais qu’il n’est pas d’usage de travailler ainsi mais l’affaire est trop importante pour passer par les réseaux. Nous avons un problème avec DufolMeubles. Nous devons impérativement nous rencontrer et discuter de vive voix sur ce sujet. Rendez-vous, au bureau, place de la Gare à quinze heures précises. »
C’était suffisamment clair. Pour la première fois depuis des lustres, on lui ordonnait de sortir pour rejoindre une personne en chair et en os.

Le timbre de la voix était serein. Peut-être, une femme d’une trentaine d’années, à peine plus. Depuis le temps, il se trouvait incapable de donner un âge à cette fille. Il n’a que deux heures pour s’y rendre. Il se regarde dans la glace. Son visage se couvre d’une barbe de trois jours. Les cheveux sont en bataille. Son jogging a piètre allure.
« Une douche et un rasage » se dit-il.
L’eau lui donne une sensation étrange, une certaine appréhension.
« Ça fait bizarre de sortir ! »
Enfin sec, il se dirige vers son armoire. Il découvre avec étonnement qu’un costume lui va encore. C’est très bien pour cette fois-ci. Il cherche les clés de son appartement et emprunte l’ascenseur. Ses jambes sont engourdies. L’odeur et le bruit de la rue l’agressent. Le soleil le fait cligner des yeux.
«Zut, j’ai oublié mes lunettes de soleil ».
Il longe la rue des senteurs et traverse le square aux chats. Des gamins en rollers le bousculent. Une femme, poussant un landeau, les rabroue.
« Veuillez les excuser, monsieur ! » lui dit-elle ennuyée.
Il se trouve bête à répondre : « Ce… ce… ce n’est rien ». Il s’écarte hâtivement. Il est perdu. Un peu comme une vache ayant passé tout l’hiver à l’étable et sortant au printemps.
Rue de la route droite, il s’étonne des nouveaux bâtiments. Une éternité qu’il n’est pas venu dans le quartier. Et soudain, voilà la place de la Gare. Il est 14 heures 50. Il est en avance, cela le rend nerveux. Il se surprend à vouloir faire demi-tour.
« Eh ! mais t’as rendez-vous avec une certaine Aurore Boréal ». Sa tête tourne de gauche à droite et aperçoit une enseigne Société BidouillEcran. Il pousse la porte et entre dans le hall spacieux. Une jeune fille l’accueille avec le sourire.
« Monsieur, que puis-je pour vous ? »
Timidement, il réussit à se présenter.
« Veuillez me suivre, nous vous attendions ».
La jeune femme le précède dans un couloir qui lui semble interminable. Elle l’invite à pénétrer dans un bureau aux murs verts pomme.

Il entend un : « Monsieur Foule, soyez le bienvenue. Installez-vous ». Levant les yeux, il aperçoit son interlocutrice. Il se sent confus d’être en présence d’Aurore. Celle-ci, nullement gênée, et après les politesses d’usage dans un monde civilisé, lui explique les raisons de leur rencontre. Face à cette personne si charmante, son cerveau se brouille. Il a du mal à suivre la conversation. Il n’a d’oreilles que pour les lèvres de la femme. Roses et brillantes, elles le troublent. Se ressaisissant, il tente une vague excuse ; le soleil l’éblouit trop.
« Voulez-vous changer de place ? Ensuite je vous demande, Bernard d’être très attentif ».
En professionnelle, elle lui détaille tout. Le voilà opérationnel. Il peut expliquer, argumenter. Deux heures plus tard, ils se quittent contents (enfin surtout Aurore) d’avoir autant travaillé. Elle lui sert la main et lui donne congé par ces mots :« Dès demain, nous suivrons ensemble ce dossier. Nous ferons le point par courriel deux fois par jour. Bonne soirée ! »
Losqu’il quitte la société, la nuit est tombée.
« Que se passe-t-il ? Mais, oui, nous sommes en décembre ». Même ça, il l’avait oublié.

Dans la nuit, le visage d’Aurore Boréal s’impose de lui-même dans ses rêves. Il se réveille en sursaut croyant entendre une respiration à ses côtés. Revoir quelqu’un en chair et en os, ça fait tout chose. L’habitude des contacts par la toile s’installe. Curieusement, il y prend goût. Il se surprend à attendre ses rendez-vous. Et lorsque qu’elle lui annonce qu’il faut continuer, il est soulagé. Il avait craint un moment que cet intermède s’arrête. Son train de vie s’est sensiblement modifié. Il se rase plus régulièrement. Il fait attention à ses vêtements. Etonné, il se rend compte que le bac à linge sale se remplit rapidement. Quelque fois, il regarde par la fenêtre où les rideaux s’entrouvent légèrement. La poussière, joyeuse, danse dans les rayons de soleil.

Lorsque le téléphone retentit pour la seconde fois dans l’appartement silencieux, Bernard sursaute. Il a du mal à se lever du canapé. Enfin, sa main gauche saisit le combiné. A l’autre bout du fil, la voix d’Aurore se fait entendre.
« Monsieur Foule, il faut nous revoir. A tout à l’heure. Dix heures ! »
Et elle raccroche avant même qu’il puisse répondre. Décidément, elle est imprévisible. A l’idée de la revoir, il s’active. Il s’avoue heureux de s’offrir cette nouvelle occasion de sortir. Depuis décembre, il n’avait retenté l’expérience qu’une seule fois. Pour voir ! L’épreuve s’était révélée étrange mais … excitante.

En pénétrant dans les locaux de BidouillEcran, il se rend compte que ses mains sont moites. Il panique quelques secondes. Déjà, Aurore Boréale, avertie de son arrivée, le presse de la suivre. Echanges de politesses, de banalités. Il ne peut la quitter du regard. Nullement dérangée, elle l’invite comme l’autre jour à s’asseoir. Et le travail commence. A midi, elle lui propose de faire une petite pause et s’il le souhaite de l’accompagner à la cafétéria. Là, ils oublient temporairement les dossiers. Ils se dévoillent un peu, font connaissance. Bernard ne cesse de l’écouter. Il ne se lasse pas d’entendre les mots sortir de ces lèvres qu’il avait déjà admirées auparavant.
De retour au bureau, l’ambiance studieuse est à nouveau de mise. L’après-midi se passe ainsi. Aurore termine par cette phrase : « C’est formidable ! Nous avons finit. Il sera utile de faire un bilan hebdomadaire. Mais pas indispensable de nous revoir. Malgré tout, permettez-moi de vous dire à bientôt. » Dans la rue, sa gorge se noue. Il est pris de vertige. Chez lui sa colère explose. Il ne comprend plus rien. Il croyait qu’une certaine complicité naissait pendant le repas. Non ! Aurore restait dans une relation professionelle.
« Mais quel naif, suis-je ! Je m’imaginais déjà dans ses bras ? Franchement, tu as la réaction d’un gamin pré-pubère. Pauvre vieux c… Cette fille, tu l’as idéalisée car tu n’en a pas vu en vrai depuis des lustres. Tu as cru que tu pourrais en être amoureux. Et tu pensais à la réciprocité des sentiments. Qu’est-ce-que je suis idiot ? »
Il se prend la tête dans les mains, la secoue,  pour en évacuer ces nouvelles émotions. C’est alors qu’une larme coule de son œil gauche. Les anciennes habitudes reprennent le dessus. Comme prévu le point sur BidouillEcran ne se fait qu’en raison de rendez-vous hebdomadaires… par courriel. Il en éprouve à chaque fois un certain malaise, malêtre. Après chaque dialogue, il prend un stylo et se soulage en écrivant des vers. Enfin, ça veut y ressembler. Il s’interroge sur cette façon d’agir. Puis il n’y a plus de problèmes et plus de contacts obligés avec Aurore. Il n’arrive pas à se défaire du dessin de ses lèvres. Un jour, on sonne à la porte. Derrière, le facteur le salue souriant. Il lui tend une carte postale. En effet, Bernard communiquant exclusivement par internet ne reçoit plus de courrier papier. Il n’a donc plus de boites aux lettres. La photo représente un paysage de montagne. Il est écrit « Monto Espero ». Il la retourne.
« Petit bonjour des Alpes.
Ici, l’air est pur et l’herbe tendre.
En souvenir de notre collaboration qui fut fructueuse. Amicalement,
Aurore Boréale. »
Il doit relire le mot une dizaine de fois pour être sur qu’il ne rêve pas. Aurore vient de lui écrire concrètement. Comme autrefois ! Comme avant internet ! Son cœur bat le tambour. Il n’en revient pas.
« Attends ! Tu te mets dans de ces états. Tout ça pour une petite carte de courtoisie. »
Malgré ces doutes, sa joie est plus forte. Il décide de sortir boire une bière pour fêter l’événement. Il s’offre cette folie. Il s’installe en terrasse et observe la vie autour de lui. Il boit les ambiances, les couleurs avec autant de délectation que le breuvage ambré. Ce lundi de juillet est un agréable lundi.

Bernard n’en revient pas de son audace. La bière, ayant inhibé ses appréhensions, il se retrouve à faire du lèche-vitrine. Il rentre dans une boutique et en ressort avec le blouson en cuir vu dans la vitrine. Il fait des folies et se sent bien. Très bien ! Depuis très longtemps, il n’avait pas vécu des moments si forts. En avait-il même vécu avant ceux-ci ? En rentrant chez lui, il comtemple son acquisition. Et le remords l’assaille. Il se reproche son comportement irresponsable. Pourtant ses rêves le font gravir le Monto Espero. Les courbes de la montagne lui en rappelle d’autres. Il n’est pas surpris que le sommet soit le visage d’Aurore. Celui-ci s’anime ! Lui sourrit !

Aurore ! C’est à cause d’elle, ou plutôt grâce à elle, que la journée de la veille fut ce qu’elle fut. Une parenthèse dans sa vie d’ermite internaute. De reclus. Aurore a été ce courant d’air, cet appel du grand large. Et il en redemande.
«  Oh ! Oh ! T’as un travail mon gars. Te mets pas à jouer à ça. T’es responsable, se dit-il en lui-même. » Tandis qu’une toute petite voix tente de lui prouver le contraire : « Et si tu lui répondais, hein. Pour la remercier. Tu crois que tu sais pas faire. Tu vas apprendre. Allez, pour aujourd’hui laisse parler ton cœur. »
«  Mon cœur, mais qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ? »
«  Tu ne vois vraiment pas ? Ne sois pas idiot. Fonce »
«  Pour aller droit dans le mur, soupire Bernard. »
«  Et alors ! Au moins tu auras fait quelque chose, insiste la voix. Lorque l’on n’a jamais essayé, on ne peut pas savoir si ça marche. Bon courage, bébé. »
«  Je ne suis pas un môme, s’insurge Bernard. »
Malgré toute la persuasion de sa petite voix intérieure, il travaille et c’est tout.

Mais il ne va pas aussi vite qu’à l’ordinaire. Sa radio interne le parasite. Il décide, en conséquence, de redescendre dans la rue. Pour vérifier la réalité de la veille. Curieusement, il se découvre une certaine attirance pour ce lieu. La foule, le bruit ne l’effraient point. La vie… existe donc. Il laisse ses désirs le guider. Il pousse la porte d’un opticien. Il abandonne sur le comptoir ses grosses lunettes. Il fait cadeau à ses yeux d’une paire de lentilles de contact. Il ne reconnaît pas le reflet de son visage dans le miroir que lui présente le vendeur. Il se découvre. Tel un serpent, il mue peu à peu. La chrysalide devient papillon.
Plus loin, il achète une carte postale.

© Laurent SILVIN, 2004




















Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire