Une vie au
château-fort
J'étais fort,
courageux, loyal, audacieux, compatissant, grand comme le voulait mon
père. J'étais fidèle à mon seigneur et je me battais comme un
noble chevalier.
Mais un jour, par
malchance et par manque de rudesse, je me battis contre un ours lors
de la chasse seigneuriale au côté de mon père qui est aussi mon
seigneur. Je lançai une flèche sur l'ours, le plus agile de tous et
de tous les royaumes. Il rattrapa la flèche et la lança dans ma
direction. Même un vilain se serait moqué de moi.
La douleur fut si
forte que je ne pus me retenir de crier. C'est dur de mourir : on
voit du noir et puis plus rien.
C'est ainsi que se
déroula ma « mort ». Mon père disait toujours que je ne ferais
pas de mal à une mouche. Il faut déjà arriver à l'attraper !
Ma vie d'ours
Je me réveillai
tout en sueur devant mon père qui me regardait effaré. J'eus peur :
encore une chose à éviter en tant que chevalier et en tant que fils
du seigneur.
Et ensuite mon père,
pour la première fois de sa vie, cria au malheur. Il enfourcha son
cheval, mit le pied dans l'éperon et partit au galop.
C'est alors que je
pris conscience de mon état. J'étais ce que l'on appelle un ours :
la peau brune, épaisse, de grands yeux, de grandes narines (pour
sentir ma peau qui ne sent guère bon), un museau énorme, des
griffes longues et acérées, une corpulence impressionnante... Bref,
un typique ursidé.
J'étais devenu
l'ours chevalier Ordos.
En face de moi se
tenait un homme de parure parfaite, avec son écu, son destrier, son
cheval... : moi ! Un miroir ? Dans une forêt ? Un sosie ? Non,
cela ne pouvait pas être un miroir car j'étais un ours. Cela
pouvait être un sosie. Je voyais devant moi mon parfait portrait :
l'homme robuste que j'avais été. C'est alors que je perçus quelque
chose hors du commun dans son regard. J'émis cette hypothèse :
l'ours m'avait renvoyé la flèche, la flèche m'avait transpercé,
et nous avions échangé nos corps. Cela ressemblait à un conte de
fée ou à une histoire d'horreur mais je ne rêvais (ou ne
cauchemardais) pas.
Après toutes ces
pensées, j'eus faim. Que mangent les ours ? Comment se
nourrissent-ils ? Comment se procurent-ils leur nourriture ? De
quelle manière l'avalent-ils ? Mangent-ils beaucoup ? Que
boivent-ils ? Toutes ces questions tourbillonnaient dans ma tête. Je
ne connaissais pas la famille des ursidés qui comporte les ours et
les pandas.
Pourtant, mon
instinct me poussa vers la rivière. Je plongeai ma tête dans l'eau
et je bus, très longtemps... J'eus tellement bu à la fin que mon
estomac gargouillait. Je pêchai des poissons de toutes sortes :
truites, barbeaux, brèmes, ombres... Il y avait de quoi nourrir un
château-fort entier avec ses dames, ses chevaliers, son seigneur et
même certains vilains et serfs. Pour un ours, c'était le véritable
paradis.
J'avais une facilité
à courir dans mon grand corps d'ours, alors je courus. Je longeai la
rivière.
Cela ne faisait que
quelques heures que j'avais quitté mon ancienne vie de chevalier, ma
famille, mes amis et déjà ils me manquaient tous...
En
fait, où se logent les ours ?
Ma quête vers la
pensée
J'ai dû me
rendormir dans mes si bons et chaleureux souvenirs car je me
réveillai dans le froid, sous un arbre. D'habitude, après un
cauchemar, on se réveille dans son lit et on se rendort pour faire
de beaux rêves de demoiselles mais là, je restai Ordos, l'Ours
Chevalier. Il me fallait à tout prix retrouver mon apparence
humaine, je voulais redevenir homme ! Mon subconscient, qui souvent a
raison, me disait que ce ne serait pas possible et qu'il faudrait que
je m'habitue, pourtant, je gardais tout au fond de moi un espoir pour
ma retransformation.
Les semaines
passèrent et toutes les nuits je faisais un rêve : celui de ma
quête vers l'humanité. Mais une nuit, je rencontrai une dame qui me
révéla ce que je voulais : comment retrouver mon apparence humaine.
C'était cette fée qui m'avait transformé, elle voulait que je la
délivre. Elle avait été enfermée dans le monde des rêves par un
sorcier. Pour la délivrer, il fallait qu'un ours tue le roi des
surnaturels. Elle m'a transformé, moi, si noble et si généreux. Le
roi pouvait croire que j'étais un ours de nature. Si je voulais
redevenir humain, il fallait que j'accomplisse cette tâche...
Deux semaines
passèrent et mes nuits furent mouvementées : la fée me rappelait
ma tâche et j'inventais un physique au roi des surnaturels.
Le combat épique :
mon retour
Une nuit, la fée me
montra son roi : il était musclé, robuste, prêt à se battre à
tous moments et il connaissait la bataille que nous allons appeler la
bataille de la fin car un de nous deux allait mourir. Il me regardait
avec un regard noir. Il fallait donc que je combatte ce monstre ! Je
ne pensais pas réussir.
Un jour, assez tôt
le matin, il se présenta devant moi alors que je prenais des baies
comme petit déjeuner. Cela me surprit et j'eus peur. C'était la
première et peut-être la dernière fois que j'avais de la visite en
ours.
Étrangement, ce roi
loup-garou et roi surnaturel déposa à mes pieds un équipement
chevaleresque : un heaume, une lance, un écu, un destrier et une
épée sans mot dire. Cela me rappelait mes quinze ans pendant ma
cérémonie de l'adoubement, les tournois que nous faisions devant
public. Mais à cet instant, ce n'était pas la même chose : il
allait me trancher la tête et ce serait fini pour moi. Il me
regardait toujours de son oeil méchant. Il paraissait excité à
l'idée de cette bataille et surtout de la fin...
Soudain, il me lança
sa lance en pleine face. J'esquivai de justesse. Je lui donnai un
coup d'épée. Il bascula en arrière mais réussit à me frapper de
plein fouet. Pourtant, malgré ma justesse et ma rapidité, je
n'arrivai pas à l'esquiver et roulai au sol.
Je me lève mais il
me donne de nouveau un coup. La rage donne de la force, alors, je lui
arrache des mains sa lance et le fais rouler par terre. Il tente de
me couper la tête mais mon écu provoque un bruit métallique. Je
suis bien équipé mais lui est mieux équipé que moi : nous ne
sommes pas à égalité. La contrainte fait le courage et le courage
fait la ruse et la ruse fait la victoire. Alors, je l'attaque par
derrière. Surpris, il manque de s'écrouler. Si le regard tuait, je
serais mort un certain nombre de fois ce matin ! Il me donne alors un
coup si près du coeur que je faillis perdre connaissance. Mais le
courage donne l'éveil, alors je le frappe avec ma lance dans le
cerveau. À chaque fois qu'il me donne un coup, je lui en rends le
double. Je suis moi-même épaté par mes performances. Son épée
est plus aiguisée que la mienne pourtant mon destrier et mon armure
résistent assez bien.
Grâce à la rudesse
d'un de mes coups, le roi qui se croyait si fort, voire invincible
roule sans connaissance jusqu'à la rivière.
J'ai réussi ce
combat épique.
Après ce si dur
effort qui a duré bien plus qu'une matinée, je dormis longtemps...
je rêvai de choses et d'autres...
Lorsque je me
réveillai, je me trouvais dans ma chambre, dans mon château-fort,
mon père me regardait et la fée aussi...
Ici s'arrête ce
récit que j'ai écrit en hommage à ma fée qui est décédée hier,
victime de la peste... Je pleure sur ce papier...
© Eole SILVIN, décembre 2013